Avec ses éléments de discours fondés sur le terroir, la tradition et l’authenticité, le secteur de la vigne et du vin ne s’impose pas d’emblée comme modèle d’innovation. Mais ces valeurs de réassurance n’ont rien de contradictoire avec les capacités d’adaptation pour optimiser la qualité, précisément au nom d’un savoir-faire, d’une réputation. Si l’on voit l’innovation comme ruptures, le monde vitivinicole renvoie une image contrastée, comme s’il fallait compter avec les performances techniques en vigne et en cave, mais toujours s’inquiéter du prix à payer pour l’innovation quand elle bouscule les codes ou opère dans l’opacité.
Un virage numérique bien entamé
Dans ce contexte, les innovations attendues portent déjà sur une meilleure information. Pas simplement l’information dite fonctionnelle pour tous les acteurs en présence, mais une communication digne de ce nom, une mise en commun où chacun s’investit. À cet égard, sans tout ramener à ce phénomène de communication, l’innovation se produit essentiellement au niveau de la révolution numérique dans le vin.
Une proposition de loi du Sénat de juin 2014 le souligne : « Nous devons permettre à des acteurs de valoriser ce patrimoine et cette culture via les nouvelles technologies, afin de ne pas compromettre l’avenir de l’ensemble de la filière. Cette valorisation devient urgente, à l’heure où nous nous battons pour l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco du vignoble français ou en faveur de la promotion de nos vins à l’étranger, le tout dans un contexte de forte concurrence mondiale et d’affrontements entre pratiques œnologiques forts différentes ». Et le texte d’ajouter : « Le vin est une boisson qui entre dans l’alimentation traditionnelle du consommateur et qu’il faut savoir apprécier et consommer avec modération : la consommation responsable passe par le savoir, l’éducation et la culture », et notamment par la communication numérique.
Cette dernière remarque prend toute son importance pour ne pas réduire la communication aux pratiques commerciales numériques offensives. La question ne se pose d’ailleurs pas, même sur le plan commercial, en des termes aussi directs. Certes les ventes en ligne progressent pour atteindre (source Sowine-SSI), près de 10 % du marché total en 2015. Mais quels que soient les avantages attendus par le consommateur, comme l’extension de gammes de produits et de services, et même avec une offre de plus de 500 sites de e-commerce du vin, le marché reste fragile. Le phénomène se déploie, mais les prévisions de progression à deux chiffres par an semblent pondérées par les aléas d’un marché encore peu stabilisé.
Pas encore de révolution digitale, donc, mais un virage numérique à prendre en considération, tant il offre, au-delà des stratégies commerciales, des opportunités pour communiquer autrement.
La question essentielle, alors même que l’innovation numérique contribue à la dématérialisation, est celle de l’incarnation, du rapport vital et vivant avec la vigne et le vin. Si l’on devait s’en tenir à une logique marchande, le e.commerce du vin ne fait que suivre une tendance générale de progression des ventes en ligne. En revanche, le numérique et ses technologies apportent de réelles innovations dès qu’ils composent avec le caractère unique du vin, avec sa place originale dans l’imaginaire gustatif.
Le vin, la vie, l’innovant
On sait combien les aliments et les boissons prennent une dimension de signification, à travers le processus d’incorporation. Mais dans cet univers le vin occupe une place à part, à travers son pouvoir figuratif, sa force d’évocation et l’affirmation d’un caractère. Ces dimensions largement exploitées en communication trouvent aujourd’hui, avec les nouvelles technologies numériques, un espace inédit pour s’exprimer plus largement en faisant évoluer le regard sur la vigne et le vin.
La vie, telle est la clé de l’innovation. Tout respire, dans le vin, tout a vocation à faire évocation. À charge pour le numérique, non seulement de restituer ce monde, mais de lui donner vie, même au-delà de l’expérience réelle. Comme si la réalité n’y suffisait pas, on propose de découvrir vigne et vin en réalité augmentée, par interaction entre un environnement réel (vigne, cave, lieu de vente ou d’exposition) et l’environnement virtuel (navigation libre dans un espace 3D).
L’interaction est l’autre maître mot du numérique : le pouvoir d’agir sur les choses, de se mettre en scène, avec la force d’attraction de la vigne et du vin. Tout vient de là, de ce théâtre figuratif sans équivalent qu’offre le vin. Bien sûr, on peut toujours se risquer, sur la scène sociale, à parler d’un aliment ou d’une recette. Mais une conversation sur un fruit ou un légume épuise vite nos ressources langagières, voire imaginaires, et si la recette fait les beaux jours des blogs culinaires (le site recettes.de, en recense 3 335 en juin 2015), en fait rien n’égale le vin en matière de discursivité sociale.
Tout parle en lui : les origines, la terre, le terroir, les cépages, les climats, les hommes, les arômes, la cave, la bouteille et même la vie dans le verre, quand le vin « s’ouvre », lieu commun de la dégustation en société. Cette pulsion animiste nous pousse à découvrir ou retrouver le caractère, l’âme, l’esprit du vin, autant de singularités dans le monde alimentaire.
La Cité des civilisations du vin qui sort de terre à Bordeaux, en fait d’ailleurs sa signature architecturale : « Les architectes de l’agence XTU, Anouk Legendre et Nicolas Desmazières, ont imaginé un lieu empreint de symboles identitaires : cep noueux de la vigne, vin qui tourne dans le verre, remous de la Garonne, l’architecture évoque l’âme du vin et l’élément liquide : une rondeur sans couture, immatérielle et sensuelle » (agence XTU). Et la « scénographie audacieuse » de proposer « un parcours ludique, spectaculaire et sensoriel, technologique, innovant ».
Si l’on ne mesure pas ce pouvoir figuratif du vin, sa force d’imaginaire, comme son caractère à la fois intime et identitaire, on ne peut entrevoir ce qui s’offre aux nouvelles technologies comme sources d’innovation pour incarner ce rapport vital et vivant au vin. Le numérique offre, par son pouvoir de navigation et d’interaction, un espace inédit et infini de figuration et de transfiguration de notre relation à la vigne et au vin. Sous cet angle de manifestation du vivant, de la diversité et de la complexité ainsi promises à notre curiosité, de réelles pistes d’innovation s’ouvrent avec le numérique.
Le numérique au service du sensoriel et de l’expérientiel
La Cité des civilisations du vin (Bordeaux), déjà évoquée, n’hésite pas à promettre une « expérience unique », avec un parcours immersif numérique et interactif (images 3D, décors virtuels, diffusion d’odeurs, etc.) : « rythmé par des expériences de visite différentes : le visiteur est tantôt debout, seul devant e-vigne ou en tête-à-tête avec les experts, tantôt assis, embarqué en groupe à bord d’un navire traversant l’Histoire et les océans, tantôt semi-étendu pour admirer les projections zénithales d’oeuvres d’art évoquant le vin de l’amour ».
Ces dimensions expérientielles entrent également dans la conception de la Cité des vins de Bourgogne (Beaune). Là encore, il est question de mettre à contribution et même à l’honneur les nouvelles technologies, aux différents stades du parcours de sensibilisation, découverte puis appropriation. Les technologies numériques conjuguent le réel et le virtuel, libèrent des contraintes spatiales et temporelles. Elles plongent le visiteur dans un univers favorisant l’éveil sensible et les correspondances sensorielles, synesthésiques, entre les cinq sens.
Les visites de cave ou de lieux d’exposition autour de la vigne et du vin font de plus en plus appel à ces technologies appliquées à la création de mondes virtuels ou numériques, sous forme d’immersion dans des dispositifs scénographiés ou d’utilisation de supports innovants pour réenchanter la relation à cet univers. L’utilisation des drones dans les vignes et de nouvelles sources d’images aériennes, solaires, possibles à retravailler, en constitue l’une des prouesses techniques les plus récentes, en complément des visites virtuelles en 3D et des découvertes à 360 degrés, en réalité augmentée.
Le numérique au cœur du récit
En favorisant tout à la fois l’immersion dans le monde de la vigne et du vin et la liberté de se mouvoir, de s’émouvoir, comme si les limites du réel ne faisaient plus obstacle, les technologies numériques redoublent les effets de la subjectivité et de la subjonctivation. C’est le propre du réenchantement. En termes weberiens, retrouver la magie, et en vision romantique « suspendre l’incrédulité », s’en laisser conter (« the willing suspension of disbelief », Coleridge). Être bien présent au monde, mais le revisiter, le découvrir sous des formes et des facettes inédites. Telle est la promesse du numérique.
L’immersion sensorielle ouvre des voies, mais l’expérience gagne en épaisseur quand elle s’enrichit d’une trame narrative, d’un récit. Là encore les technologies numériques créent de nouveaux espaces figuratifs et discursifs reconfigurant les territoires de communication pour la vigne et le vin. Cela, à travers la multiplication des écrans et des dispositifs numériques : smartphone, ordinateurs fixes et portables, tablettes, colonnes ou espaces numériques, etc.
L’exemple le plus frappant, en termes d’innovation, est sans doute celui de l’œnotourisme dans le contexte notamment du label Vignobles et Découvertes (2010) et du e.tourisme appliqué à ce domaine. Avec dix mille caves touristiques accueillant chaque année près de 8 millions de visiteurs dans toutes les régions vitivinicoles du pays (France Diplomatie), l’œnotourisme représente déjà une activité importante en France.
Désormais toutes les régions vitivinicoles proposent des applications numériques pour se repérer dans les vignobles à l’unisson des navigations sur écrans tactiles ou Smartphones (Smart Bordeaux), suivre des parcours touristiques et des animations locales (GeoVina LR application gratuite en Languedoc Roussillon), ou valoriser l’œnotourisme régional, comme Œnotourisme Bourgogne, une application gratuite réalisée avec le soutien du Secrétariat d’État chargé de la Prospective et du Développement de l’Économie Numérique.
La marge de progression est encore très importante pour toutes ces applications, notamment avec des attentes qui débordent l’instant même de la visite. Le cadre de l’expérience se déploie sur quatre séquences : la préfiguration de l’expérience (recherches, préparation), sa configuration (découverte des lieux conformes ou non à la préfiguration), la figuration sur place (l’entrée en jeu des acteurs du tourisme, la valeur d’incarnation des rôles qu’on ne manque pas de saisir en selfies, photos, vidéos) et la reconfiguration de l’expérience, par exploitation de tous ces matériaux relancés dans le circuit numérique et la communication via les réseaux sociaux.
Le numérique comme nouveau mode relationnel
L’innovation doit donc composer avec la valorisation sensorielle, expérientielle, immersive ; la mise en récit de la vigne et du vin ; l’élargissement du cadre d’expérience, en passant par tous les régimes de comparateurs et de comparaison. Il est clair que la conception d’un site Internet calquée sur la simple mise en ligne (dans le sens linéaire) de quelques informations fonctionnelles (où, quoi, qui, combien, etc.) ne suffit plus.
Certains territoires comme la Loire Atlantique tentent d’initier le mouvement. Komka Vigneron, une entreprise nantaise, met à disposition un modèle de site adapté au métier de vigneron, avec des contenus personnalisables. C’est un début. Mais tout le travail de mise en scène reste à concevoir, en lien étroit avec l’offre territoriale (oenotourisme) et plus encore marchande, à l’échelle nationale et internationale.
On attend dès lors que les vins se comportent comme des marques, avec une utilisation toujours plus professionnelle et stratégique des outils numériques. Les systèmes sont si nombreux et sophistiqués qu’on en appelle à un écosystème digital, à une gestion cohérente entre les ordinateurs, portables, smartphones, tablettes et même « phablettes » (Smartphones aux écrans élargis). L’économie globale doit s’adapter à l’ergonomie (responsive design) et le design doit aller au simple (flat design) pour faciliter des navigations et des interactions riches et inédites.
Suite de l'article ici
]]>